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La mort n’est rien pour nous.

 

ÉPICURE, Lettre sur le bonheur

Contexte

Épicure écrit à l’âge d’or de la philosophie grecque, au moment où la plupart des formes de sagesse post-socratique ont leur école : l’Académie des platoniciens, le Lycée d’Aristote, les stoïciens. Chacune apporte sa réflexion à la méditation sur la mort, inquiétude fondamentale de l’être humain, à telle enseigne que Platon a pu dire que 

« Philosopher, c’est apprendre à mourir. » 

Prenant le contre-pied de tous les autres, Épicure semble nier l’évidence de la mort. Dénégation ? 

Tout au contraire pour le philosophe du bonheur, philosopher c’est apprendre à vivre, et pour ne pas vivre dans la crainte il faut se débarrasser de la peur de la mort.
 Est-ce possible ou trouvons-nous là une autre de ces folies de philosophes à ranger au placard des illusions ?

La citation expliquée

À plusieurs reprises dans son œuvre, Épicure nous invite à ne pas craindre  la mort.  Philosophe  du bonheur,  il propose  une démarche rationnelle qui vise à connaître ce qui nous empêche de bien vivre pour s’en détacher. Or il semble évident que la peur de la mort fait partie des principaux motifs de crainte, elle nous inquiète, ce qui veut littéralement dire qu’elle nous empêche d’être calme, serein. Dès lors Épicure développe une critique en trois points : qu’est-ce qu’un homme craint dans la mort ; quels sont les effets de cette crainte ; comment s’en délivrer par la connaissance de la nature.

Épicure examine l’une après l’autre les raisons invoquées pour expliquer la peur de la mort. L’on a tout d’abord peur de la mort parce qu’on tient à la vie ; on a peur de ce que l’on devient dans l’enfer ; on a peur que la souffrance corporelle de l’agonie ne perdure dans le cadavre ; enfin, on a peur de la mort par désir d’immortalité. 

Paradoxalement ces peurs en entraînent à leur tour d’autres car elles rendent possible des craintes nouvelles ou des conduites morbides. Ainsi la crainte de ce qui peut arriver après la mort peut devenir obsédante, et réduire le plaisir qu’il y a à vivre. L’attachement excessif aux plaisirs de la vie quand on craint de mourir se mue en quête sans fin des plaisirs ce qui devient excessif et finit par nous troubler. Certains vont alors jusqu’à proposer des raisonnements absurdes : préférer de mourir jeune, par exemple, parce que la vie de vieillesse n’en vaudrait pas la peine, quand il ne s’agit pas de craindre la vie elle-même.

Le refus de la peur de la mort repose essentiellement sur un parti pris épistémologique : si nous avons peur de la mort, c’est que nous ne la connaissons pas bien. Pour connaître ce qu’elle est vraiment, nous devons faire un détour par la théorie de la connaissance chez Épicure. Il appartient au courant des philosophes empiristes, ceux pour qui toute connaissance vient des sensations.

De la mort on ne peut avoir peur car, nous dit Épicure (Maxime capitale II) : 

« la mort n’est rien par rapport à nous ; car ce qui est dissous ne sent pas, et ce qui ne sent pas n’est rien par rapport à nous ». 

Cette thèse repose sur une connaissance de ce qui constitue l’homme comme vivant : l’union d’un corps et d’une âme. Chez Épicure, cette âme ne renvoie pas à une substance immatérielle : l’âme est composée d’atomes : elle ne vit que lorsqu’elle atteint un certain degré de composition. La mort est proprement la décomposition : lorsqu’elle survient, il n’y a rien à craindre. La mort n’est donc pas un mal, parce qu’on ne peut sentir la mort. On ne peut donc pas la connaître, car c’est la fin de la connaissance, la fin de notre existence comme sujets de la connaissance. Nous ne perdons dans la mort que notre composition : voilà pourquoi à la mort nous ne perdons pas notre âme : elle se dissout simplement. 

D’ailleurs dans le texte original en grec, Épicure préfère parfois parler de « non-vie » que d’utiliser le terme de mort (Thanatos) : le simple fait de la nommer nous fait croire qu’elle existe, qu’il y a quelque chose après la vie dont le mot « mort » serait le nom.

Le Tétrapharmakos, quadruple remède

Toute la philosophie d’Épicure a été résumée par quatre principes, que l’on appelle le Tétrapharmakos, en grec « quadruple remède ». Il l’énonce à la fin de sa Lettre sur le bonheur, et en fait ses premières Maximes capitales. 

Un de ses disciples, Philodème le résume  ainsi : 

« Les dieux ne sont pas à craindre, la mort ne donne pas de souci, et tandis que le plaisir est facile à obtenir, la douleur est facile à supporter. » 

Ces quatre principes élémentaires doivent nous permettre de vivre sans craintes, car nous ne nous laissons pas aller à la superstition religieuse en craignant les dieux, nous ignorons la peur de la mort. Même la douleur finalement apparaît toujours moins forte qu’on l’imagine, ce que savent les infirmiers qui nous demandent de tourner le regard pour libérer la piqure de l’appréhension que nous en avons. Finalement, libérés des craintes, nous pouvons enfin être heureux, nous laisser porter par les plaisirs de la vie.

Que faut-il en penser ?

Heidegger (1889-1976) a qualifié l’humain « d’être-pour-la-mort » (Sein zum Tode). À l’encontre de bien des animaux, l’être humain sait qu’il va mourir, et cela en fait sa caractéristique métaphysique. Ce savoir devrait nous inviter à une longue méditation, et une grande part de la culture est animée par cette angoisse fondamentale face à la mort. 

De Socrate qui s’inquiète de la vie de l’âme, aux religions, en passant par toutes les représentations artistiques de la mort, nous exprimons notre inquiétude. 

L’originalité d’Épicure tient à ce qu’il refuse ce qu’il considère comme une conduite morbide, qui entretient la souffrance. Nous ne devons pas avoir peur de la mort, car cette peur nous empêche de vivre. Le refus de la peur de la mort lui permet de poser la valeur de la vie. 

Là où Heidegger regrettera que l’on ne prenne pas assez au sérieux la vie en ne pensant pas assez la mort, 

Là où Pascal (1623-1662) se moque de la fuite des questions essentielles dans le divertissement pour éviter de se confronter à notre mortalité.

Épicure invite à vivre simplement. La vie n’a pas besoin de penser à sa disparition pour être appréciée : la vitalité est une puissance immanente, immédiatement sensible qui se suffit à elle-même. Refuser de penser à la mort, c’est penser la vie.

Philosopher autrement

Lire un roman : Un livre, Pierre Desproges, Vivons heureux en attendant  la mort (1983). Le titre de ce roman humoristique de Pierre Desproges (1939-1988) résume bien l’attitude de l’épicurien. 
La mort est inéluctable, elle appartient à ces « désirs vains » dénoncés par Épicure, parce que leur attente nous fait souffrir. 

Desproges n’a cessé de rire de la mort : il se moquait régulièrement dans ses spectacles du cancérologue le plus connu de son époque, alors même qu’il n’a révélé qu’à sa mort qu’il en était lui-même atteint. Sans nul doute qu’il partageait l’attitude de Marcel Duchamp (1887-1968) dont on peut lire sur sa tombe : 

« D’ailleurs, c’est toujours les autres qui meurent. » 

Ultime provocation de celui qui a en quelque sorte organisé la mort de l’art en produisant des « ready-mades », objets de la vie courante devenus œuvres d’art, placées dans les musées.

La culture

« L’homme qui médite est un animal dépravé. »

JEAN-JACQUES ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1753

Contexte

Les légendes sont tenaces. Comment Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), le philosophe de la bonté de l’homme peut-il en même temps en faire une créature dégradée ? 

Comment un philosophe des Lumières peut-il faire de la raison l’origine du mal ? 

Précisément parce qu’il jette une dose de soupçon sur l’optimisme des philosophes de la modernité, Rousseau peut à la fois faire l’hypothèse d’une bonté naturelle et d’une forme de perversité de la société et de la rationalité. 

Cette misanthropie apparente ne serait-elle pas une autre manière de penser la liberté humaine, capable de bien comme de mal ?

La citation expliquée

Lorsqu’il répond à la question posée par l’Académie de Dijon, Rousseau a déjà acquis une célébrité avec son premier Discours sur les sciences et les Arts où déjà, en pleines Lumières, il mettait en doute la foi dans la raison et le progrès social. Sa thèse, en fait pas si originale en son temps, consiste à montrer les paradoxes d’un progrès des sciences et des techniques qui ne parvient pas à faire évoluer positivement l’état moral et social des nations.

En affirmant que l’homme est un animal dépravé, il semble en effet voir dans l’animalité une forme de bonté naturelle. La foi dans l’ordonnancement de la nature appartient aux certitudes des Lumières. La nature, laissée à elle-même, contient tout ce qu’il faut pour une vie harmonieuse. En revanche le prétendu progrès humain a pu peu à peu rendre les conditions de vie plus difficiles : déjà au mi-temps du XVIIIe siècle, on déplorait les dégâts du progrès. La vie urbaine naissante, notamment, est accusée de tous les vices. D’où les peintures idylliques d’une vie plus naturelle qui accompagne l’essor du romantisme en art. De la même manière on peut lire ici et là des utopies mélancoliques d’un âge d’or où les hommes paraissaient plus forts, plus résistants, plus heureux. Les récits des voyageurs revenant des Caraïbes ou d’Amérique s’en font à leur tour l’écho. Le progrès pervertit les hommes.

Pourquoi notre philosophe, ami de la sagesse, accuse-t-il ici la méditation, c’est-à-dire l’usage de la raison, plus que le seul développement de la société ? 

Dans ce Second Discours de 1753, il théorise l’articulation de la nature humaine avec un de ses effets paradoxaux, la perfectibilité. Par nature, dans notre condition animale, nous sommes doués d’une moralité naturelle reposant non sur la réflexion rationnelle, mais sur deux passions. Nous sommes doués d’un sentiment altruiste, la pitié, qui nous fait éprouver une forme de sympathie immédiate pour la souffrance des autres. En même temps, par nécessité de survie, nous avons un amour de nous-même qui nous invite à nous protéger. La nature nous permet donc de sentir une forme de morale immédiate en combinant ces deux sentiments : nous tentons de survivre en faisant le moins de mal possible. Pour autant notre liberté nous permet de faire des choix qui nous ont peu à peu éloigné de la nature et l’amour de soi se mue en amour-propre égoïste. Le calcul de nos intérêts se substitue à l’altruisme : l’animal qui médite oublie sa morale. Rousseau dépeint ici le paradoxe de la vie en société : fruit de la nature perfectible de l’homme, elle a pu instaurer un ordre immoral, inégalitaire et froid.

L'état de nature 

Rousseau comme nombre de philosophes des XVIIe et XVIIIe siècles recourt à une hypothèse théorique  : 
L’état de nature. Il s’agit d’une expérience de pensée : pour comprendre  la vie en société et ses normes, il faut penser ce que serait la vie humaine dépouillée de tout ce que la vie sociale et politique y a ajouté. On le voit, comme l’affirme avec force Rousseau il ne s’agit pas d’un récit ethnographique  ou historique, mais une tentative rationnelle de penser l’essence humaine. 

D’ailleurs Hobbes (1588-1679) autre théoricien d’importance de l’état de nature, utilise parfois l’expression de « condition naturelle » à la place de celle d’état de nature qui semble s’inscrire dans une histoire. Et si tous font leur miel des récits des voyageurs découvrant des indigènes, chacun choisit ses tribus : les Indiens sauvages pour Hobbes, les Indiens Caraïbes si bons pour Rousseau. Car la limite méthodologique  de l’état de nature, dont chacun accuse l’autre, tient à ce qu’il reste toujours une part de projection sociale dans le prétendu modèle naturel. Rousseau  reproche à Hobbes d’avoir théorisé un état de nature violent, où l’homme est un loup pour l’homme, en y transposant les désirs sociaux de gloire et de richesse ; et il reproche à Locke d’avoir fait du droit de propriété une caractéristique naturelle là où il n’y voit qu’un fait social.

L’état de nature, on le voit joue un rôle heuristique : il nous permet de juger de l’état historique actuel des hommes à partir d’une norme éternelle, la nature. Sans doute fallait-il attendre les premiers signes d’un affaiblissement de l’autorité ecclésiastique  en Europe pour devoir recourir à une norme naturelle. Au nom de la nature, il devient possible de critiquer la société.

Que faut-il en penser ?

Rousseau remet en cause l’évidence de la vie sociale. Si l’homme qui médite est un animal dépravé, cela signifie que la vie actuelle a rompu avec la nature. Pour autant il ne sombre pas dans une douce mélancolie ; le retour à l’état de nature originel paraît d’autant plus impossible qu’il s’agit d’une hypothèse de pensée. En revanche, en faisant de la nature un idéal type, en pensant la liberté et la perfectibilité humaine, il devient possible d’infléchir l’état de la société. Rousseau y consacre en 1762 deux ouvrages complémentaires : l’Émile et Du contrat social. Le premier trace les lignes d’une éducation possible, qui tienne compte de la nature des enfants. Rousseau est l’un des premiers à prendre en compte le rôle des sentiments et des sensations dans l’éducation qui ne peut pas se contenter d’un discours théorique ; et de la prise en compte de l’âge de l’enfant, pour établir un plan progressif d’éducation. Dans Du contrat social, il prend acte de l’état actuel de la société, et entend proposer une autre manière d’organiser la société, plus proche de la condition naturelle. L’égalité et la liberté y ont toute leur place.

Philosopher autrement

Voir un film : Into the wild, film de Sean Penn (2007). S’inspirant d’un fait réel, Sean Penn raconte l’histoire de Christopher McCandless, étudiant brillant qui décide d’interrompre ses études, de renoncer à la vie moderne. Il part à l’aventure, brûlant ses papiers et vidant son compte bancaire au profit d’une ONG. Il se lance progressivement à la conquête de l’ouest sauvage, à la manière des anciens pionniers découvrant l’Amérique. Passant l’hiver dans un bus abandonné au milieu des montagnes de l’Alaska, il fait hélas une erreur d’interprétation et meurt empoisonné par des baies toxiques. Le récit de son voyage traduit cette quête d’une vie naturelle. Et pourtant on ne saurait jamais retourner complètement à elle : l’étudiant doit bien compter sur un brin d’entraide sociale ; il utilise des techniques de chasse et des outils laissés par d’autres hommes. Sa fin tragique illustre à merveille l’ambiguïté d’un retour à la nature qui ne saurait être totalement possible.

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